LES ATTRIBUTIONS ANNUELLES DU MEMORIAL

1913 - KERITY ET ST GUENOLE EN PENMARC'H


Dans notre numéro du 29 avril dernier, nous avons annoncé que le Matin voulait dédier aux marins-sauveteurs de France une "coupe de l'héroïsme" afin de perpétuer en face du pays le souvenir de leurs magnifiques dévouements : Ici-même, nous avons publié l'image du monument actuellement exposé au Salon des artistes français, que le grand orfèvre Pierre Falize a créé, sur notre demande, pour faire ce beau rêve vivant.

Nous avons annoncé que chaque année une commission serait convoquée au Matin afin d'examiner les actes accomplis par nos sauveteurs français du littoral au cours des derniers douze mois. Nous avons dit que, pour orienter le choix de ce jury d'honneur, deux titres seuls vaudraient : le tragique de l'occasion et la supériorité du courage. Sitôt cette nouvelle connue, de tous les points du littoral, des lettres, des rapports nous ont été adressés. Administrateurs de la marine, gens de mer, présidents de sociétés de sauvetage, maires de communes et de bourgs écrivaient pour dire que le Matin était allé à leurs cœurs et pour lui soumettre les faits de sauvetage dont ils avaient été les collaborateurs ou les témoins. Devant cette réponse de l'héroïsme à notre geste d'admiration, nous avons pensé qu'il convenait de prier le plus haut magistrat de la République française d'honorer de sa bienveillance une initiative qui a pour but de propager en France le culte du sacrifice.

M. Raymond Poincaré nous a répondu qu'il accordait son haut patronage au Comité chargé d'attribuer annuellement aux sauveteurs marins les plus méritants, la récompense que leur vaillance a conquise. Au nom de nos gens de mer et au nôtre, nous lui exprimons ici notre gratitude.
D'autre part, M. Pierre Baudin, ministre de la marine, le vice-amiral Duperré et M. Paul Doumer ont accepté la présidence d'honneur de ce comité.
La présidence effective a été attribuée au lieutenant de vaisseau en retraite Granjon de Lépiney, administrateur délégué de la Société centrale de sauvetage des naufragés. Les autres personnalités qui nous ont fait l'honneur de former cette commission sont :

M. Delanney, préfet de la Seine ; M. Joannès-Couvert, président de la chambre de commerce du Havre ; M. Charles-Roux, président de la Compagnie générale transatlantique ; M. Paul Cloarec. capitaine de frégate en retraite, président de la Société des hospitaliers-sauveteurs bretons ; M. Félix Adam, président de la Société humaine et des sauvetages de Boulogne-sur-Mer. Secrétaire M. Hugues Le Roux.

Cette commission s'est réunie hier à trois heures dans les bureaux du Matin afin d'entendre la lecture du rapport qui lui a été présenté par son secrétaire. Cinq sauvetages d'un éclat exceptionnel, accomplis au cours de l'année 1912, ont été soumis au vote et à l'appréciation des membres du comité.

Le secours apporté, le 10 mars 1912, au Grau-du-Roi (Gard), par le patron Palanque, se portant à l'aide du trois-mâts italien Antonio-Padre.

Le sauvetage des cinq naufragés du canot de pêche Les-Deux-Frères-Républicains, accompli le 18 mars 1912 par le patron Coic, du canot Amiral-de-Maigret; de Lesconil (Finistère).

Les sauvetages accomplis le 30 septembre 1912, sur la côte de Penmarc'h
1° Par le canot de sauvetage de Saint-Guénolé, Maman-Poydenot, de la Société centrale de sauvetage des naufragés, patron Riou, qui sauva au large, l'équipage d'un bateau de pêche, puis travailla à mettre à terre 8 équipages de barques en perdition, en tout 52 hommes.
2° Par Joseph Jégou, patron du canot de sauvetage de Kérity, qui sauva au large les sept hommes de l'Eole, puis, dans la baie de Pors-Carns, mit à terre 21 hommes, formant les équipages de barques en perdition
3° Le sauvetage de 7 équipages en détresse, organisé avec une petite baleinière, la-Marguerite, par 12 marins, dont on a les noms.
En dehors de cette lutte vraiment épique, avec une tempête si furieuse que, de mémoire d'homme, on n'en avait point vu de semblable sur la côte de Penmarc'h.

Le comité a encore retenu le haut fait accompli, à cette même date du 30 septembre, par le patron Delarue, sur le canot Amiral-Roussin, qui sauva deux chaloupes de pêche de Douarnenez, montées par 19 hommes, dans les parages de l'île Molène (Finistère).

Enfin, à la date du 30 novembre 1912, dans le voisinage de l'île de Sein (Finistère), le sauvetage du bateau Famille-Santel, accompli par le patron Menou. sur son canot de sauvetage Amiral-Barrera.

Après avoir pesé à leur mérite tous ces exploits de nos sauveteurs, le comité a décidé à l'unanimité d'attribuer, cette année et pour la première fois, le mémorial offert par le Matin à la commune de Kérity-Saint Guénolé (Finistère) pour la victoire, illustre entre les plus célèbres faits de sauvetage, enregistrés dans les annales de la mer que les marins ci- dessus désignés ont remportée sur le naufrage, dans la tempête du 30 septembre 1912. En attendant que, dans une fête qui aura tout l'éclat que méritent des actions si glorieuses, le mémorial du Matin soit solennellement porté à Kérity-Saint-Guénolé pour être remis entre les mains des autorités municipales de cette commune, l'oeuvre de Falize sera exposée, dimanche prochain 25 mai, au palais de la Sorbonne, au cours de la cérémonie présidée par le vice-amiral Duperré, pour la remise des récompenses décernées par la Société centrale de sauvetage des naufragés aux lauréats qu'elle honore tous les ans. Lecture sera officiellement donnée de la décision du comité qui, pour un an, attribue à la commune de Kérity-Saint-Guénolé la coupe d'honneur offerte par le Matin aux héros vainqueurs de la mer.


27 JUILLET 1913 - REMISE DU MÉMORIAL DU MATIN

Le Mémorial qui, dans notre Assemblée générale du 25 mai à la Sorbonne, avait été décerné aux marins de Saint-Guénolé et de Kérity, a été solennellement installé le 27 juillet, pour un an, au phare d'Eckmühl.

Dès 8 heures du matin, mouillait en rade de Kérity l'escadrille de torpilleurs déléguée par le Vice-Amiral Préfet Maritime, composée du « Sirocco », commandant Perdriel, du « 267 », commandant De Montcabrier, et du « 282 », commandant Mérouze.

La Société Centrale de Sauvetage des Naufragés était représentée par M. le capitaine de frégate de réserve Portier ; le Matin, par l'éminent écrivain Hugues Le Roux, à qui est due l'organisation de cette magnifique journée.

A 9 heures arrivaient à leur tour M. Chaleil, préfet du Finistère, accompagné de son secrétaire M. Bouquet-Naoaud et de son chef de cabinet M. Roger ; le colonel François représentant le général Caplain l'administrateur de l'Inscription maritime Bronkorst ; le commandant Communal ; MM. Pierre et André Falize, les maîtres orfèvres qui ont conçu et exécuté le Mémorial.

Celui-ci avait été embarqué à bord de notre canot « Maman-Poydenot » qui, orné de drapeaux et de fleurs, monté par de gracieuses jeunes filles de Saint-Guénolé et traîné par 4 chevaux, parmi l'allégresse générale et les acclamations et aux sons de l'excellente musique du 118ème de ligne, vint stopper au pied du phare d'Eckmühl.

M. le recteur de Penmarc'h bénit le challenge. Puis M. le commandant Portier, inspecteur de notre Société, rappela les dramatiques péripéties des sauvetages du 30 septembre 1912, remercia le Matin de son initiative généreuse et patriotique, et glorifia avec une éloquente émotion tous les marins de Penmarc'h et les sauveteurs anonymes.

Après lui, M. Hugues Le Roux fit l'historique du challenge, rendit un digne hommage à l'oeuvre des frères Falize, nomma les glorieux héros de Pors-Carn, envoya un adieu ému à ceux qui périrent dans la tourmente, et termina en exaltant le caractère des mères et des épouses bretonnes qui elles-mêmes n'hésitent pas à soutenir et à encourager le dévouement de leurs fils et de leurs époux.

Au banquet qui suivit la remise du challenge, et qui réunit les autorités civiles, militaires et maritimes, ainsi que les sauveteurs et leurs familles, d'émouvants discours furent prononcés par M. le préfet du Finistère, par M. Hugues Le Roux et par M. André Falize. M. Chaleil dit combien il était heureux d'avoir été associé à cette grandiose manifestation ; il fut vigoureusement applaudi.

Un concours de régates termina cette journée, dont le souvenir ne s'effacera pas de longtemps de la mémoire de ses nombreux témoins.


1914 - DUNKERQUE


Le 25 mai de l'année dernière, dans la Séance annuelle tenue à la Sorbonne par la Société centrale de sauvetage des naufragés, le Mémorial dédié par le Matin aux marins sauveteurs de France avait été attribué pour la première fois à ceux de Penmarc'h. Depuis lors l'admirable bronze exécuté par les maîtres orfèvres Falize, était exposé dans le phare d'Eckmühl.

Hier 25 avril, le comité de l'attribution du Mémorial s'est réuni au Matin pour la seconde fois. On sait que M. Poincaré, président de la République, en a accepté le haut patronage. MM. le ministre de la marine, le vice-amiral Duperré, Paul Doumer, sont ses présidents d'honneur MM. le lieutenant de vaisseau Granjeon de Lépinay, administrateur délégué de la Société centrale de sauvetage des naufragés, Delanney, préfet de la Seine, Joannès-Couvert, président de la chambre de commerce du Havre, CharlesRoux, président de la Compagnie générale transatlantique, Félix Adam, président de la Société humaine et des sauvetages de Boulogne-sur-Mer, Paul Cloarec, capitaine de frégate en retraite, représentant de la Société des hospitaliers sauveteurs bretons, Hugues Le Roux, secrétaire général du comité du Mémorial, sont ses membres actifs.

MM. Paul Doumer et Granjeon de Lépinay, président d'honneur et président effectif du comité, ont présidé la réunion d'hier. Un certain nombre de faits de mer, de qualité supérieure, étaient présentés.cette année, notamment le sauvetage de quarante-deux passagers du Volturno, incendié au milieu de l'Océan, qui, le 9 octobre dernier, a été effectué par le paquebot La-Touraine, de la Compagnie générale transatlantique, capitaine Caussin, dans des conditions qui honorent notre marine.

Cependant, dans un élan unanime d'émotion, les suffrages se sont groupés pour attribuer le Mémorial au port de Dunkerque, à l'occasion du sauvetage des vingt-six naufragés du voilier anglais Dalgonar, au mois d'octobre dernier, par le quatre-mâts français Loire, de la maison Dominique Borde, capitaine Jaffré.

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Le récit de cette aventure de gloire, peut-être unique dans les annales de la mer, sera produit en son entier le dimanche 3 mai, au palais de la Sorbonne, dans la séance annuelle de la Société centrale de sauvetage des naufragés que va présider le vice-amiral Touchard. li y sera donné lecture du journal de bord du capitaine anglais W. A. H. Mull, commandant du Datgonar, tel que cet officier le rédigea à bord du quatre-mâts Loire, sur lequel son équipage et lui-même avaient été recueillis.

Ce rapport de naufrage a été mis sous les yeux de la commission du Mémorial. C'est un de ces documents qui honorent l'homme. A la minute où les acclamations soulevées par la venue des souverains anglais à Paris résonnent encore dans l'air, ce magnifique témoignage de l'héroïsme franco-britannique vient à son heure : il met en lumière les qualités d'âme de deux peuples qui se montrent dignes l'un de l'autre aux heures de joie comme à celles du sacrifice.

Le 9 octobre dernier, le Dalgonar est assailli en plein Pacifique par un épouvantable coup de mer qui le frappe par le travers. Le navire est presque chaviré. La mer déferle par-dessus l'extrémité de la grande vergue- trempe dans l'eau. On essaye de mettre à la mer le canot de sauvetage il est écrasé contre le flanc du navire. Un matelot d'origine française; Confrère, est entravé dans les cordages. Il reste accroché à la lisse pendant deux jours il est impossible de rapprocher d'aucune façon, et c'est morceau par morceau qu'il est emporté peu à peu. »

Devant l'écrasement de son canot de sauvetage, le capitaine perd la raison. Il lâche son point d'appui, se fracture le crâne. Ses officiers voient son corps passer par-dessus bord un remous l'entraîne.

C'est alors que M. W. A. H. Mull, second du navire, prend le commandement. Il ordonne que l'on abatte la mâture.

« Nous n'espérons plus, dit-il, vivre que, quelques heures, car nous ne pouvons attendre le gréement pour le couper et la mer arrive jusqu'à moitié du pont. Nous nous remettons entre les mains du Dieu tout-puissant. Cependant je mets un officier et deux hommes veiller, car rien n'est impossible à Dieu.» Le 10 octobre, les hommes de veille voient un feu vert à bâbord. Ils allument fusées après fusées. On leur répond par un feu bleu. Un navire se porte au secours.

Au lever du jour, il vint tout près de notre arrière, sous le vent, et tous ceux qui en sont capables témoignent de leur joie par trois acclamations. Le nom du navire est Loire, de Dunkerque. Il hisse le pavillon français. Il vire autour de nous, mais ne peut nous aider ce jour-là à cause de la mer en furie.

« A quatre heures de l'après-midi, notre compagnon, le quatre-mâts barque Loire, tourne autour de nous pour la quatrième fois, la dernière de ce jour-là. Il vient tout près, sous notre arrière. Le capitaine nous fait signe de la main. Il nous prie d'être calmes et patients. Il hisse le signal de façon à nous faire comprendre qu'il a l'intention de rester près de nous, ce que nous accueillons par trois acclamations. » La nuit passe sans que ni là mer ni le vent ne se détendent. Le jour reparaît et tes marins du Dalgonar sont un peu découragés en ne voyant plus le navire français.

« A dix heures du matin, notre miséricordieux ami est de nouveau en vue à tribord. Il navigue deux fois autour de nous ce jour-là. A la seconde, il hisse un signal qui explique « .Attendez que le temps se modère. » Oh comme nous l'acclamons et comme nous le remercions Nous sommes sûrs qu'il ne nous abandonnera pas et nous nous remettons entre les mains de Dieu pour une autre nuit. »

Le 12 octobre, la tempête se poursuit, le temps est bouché avec de fortes bourrasques de pluie. Le « bon navire » n'est pas en vue.

Alors, à neuf heures du matin, ces hommes en perdition ouvrent une bible et disent les prières des morts.

« Le service funèbre est récité par le troisième officier qui, étant le fils d'un clergyman, est le plus désigné pour la circonstance. Après que le service est fini, La-Loire reparaît encore près de notre arrière, sous le vent mais il est toujours impossible de mettre un canot de Sauvetage à la mer. Ce jour-là, notre ami reste en vue continuellement, et quand la nuit vient, nous gardons un feu. La lumière est visible par intervalles. La-Loire nous répond. »

Le 13 octobre, au lever du jour, la mer s'est un peu calmée. Le quatre-mâts est en panne, par le travers, au vent. Il a élevé deux pavillons de signaux qui signifient « Je viens à votre secours. » A midi, tout l'équipage du navire anglais était sauvé.

A quel prix !

Il faut laisser parler le commandant W. A. H. Mull :
« Quand le chargement du premier canot fut sain-et-sauf à bord,, je vis le capitaine Jaffré qui se tenait sur la passerelle et qui pleurait comme un enfant. Il me dit que, même s'il avait eu à rester près de nous pendant trente jours, il ne nous aurait jamais abandonnés. L'équipage, qui de toute son âme s'est associé à cet effort, savait que si l'une des chaloupes de sauvetage chavirait, il ne resterait plus sur La-Loire assez de marins pour manœuvrer la voilure. « A peine avons-nous été à bord que la nécessité absolue s'est imposée de se mettre à la demi-ration. L'équipage du navire a bien voulu y consentir pour notre bien. J'espère que tous seront hautement récompensés.»

Et ce n'est pas tout il y a un second capitaine, Yves Cadic, qui commande successivement les deux barques de sauvetage.

M. W. A. H. Mull dit de lui :

« Le second capitaine, M. Cadic, est très souffrant par suite de ses efforts à bord du bateau de sauvetage. Il a dû suspendre son service. Il n'est pas encore guéri. »

Le capitaine Yves Cadic ne reprendra pas son service : il est mort de son effort. Les marins du « bon navire » Loire et le capitaine Jaffré n'assisteront pas le dimanche 3 mai à l'apothéose de la Sorhonne : ils sont rentrés dans le péril de la mer. Mais demain matin, en s'éveillant, la ville de Dunkerque, les marins de France vont apprendre que, à cause de ce mort et de ces vivants, ils sont à l'honneur, au grand honneur d'avoir augmenté le patrimoine de nos fiertés françaises.

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Pour le Matin, qui a eu l'heureuse pensée de créer ce Mémorial afin de récompenser par de la gloire des héros si simples de coeur, sa joie est grande, en ce jour de consultation nationale, à faire flotter au-dessus des passions qui soufflent de terre cette pure gloire de sacrifice.

Hugues Le Roux


PÉRIODE 1915 À 1920



De 1915 à 1920, l'attribution du Mémorial des Sauveteurs est suspendue, pour fait de guerre...

1921 - MARSEILLE


En 1913, d'accord avec la Société centrale de sauvetage des naufragés, le Matin décidait de créer une sorte de mémorial qui, chaque année, serait attribué à la station de sauvetage où la plus belle victoire aurait été gagnée sur le naufrage.

Cette idée prit corps en un monument artistique. Dans un bloc de deux cents kilogrammes de bronze, une roche a été sculptée. A son faite, un groupe d'hommes et de femmes, sauveteurs et compagnes de marins, s'accrochent, malgré l'ouragan. Cette coupe, dédiée par le Matin « aux marins sauveteurs de France, pour glorifier l'héroïsme français », fut remise pour la première fois, le 26 mai 1913, au cours de la solennité que donne annuellement la Société centrale de sauvetage des naufragés, à la Sorbonne. Elle fut attribuée aux marins bretons de Kerity-Saint-Guénolé (Finistère), qui la placèrent dans le local de leur phare.

Un an plus tard, ce mémorial fat décerné au port de Dunkerque, à l'occasion de l'héroïque sauvetage des vingt-six naufragées du voilier anglais Dalgoner par le quatre-mâts français La-Loire.

Puis ce fut la guerre...Le challenge est demeuré dans le Nord, durant les hostilités, sous l'implacable canonnade ennemie que subit la ville, prise sous le feu par terre et par mer.


La proclamation des récompenses.

Hier après-midi, au cours de l'assemblée générale annuelle de la Société centrale de sauvetage des naufragés, tenue dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous la présidence du vice-amiral Touchard, président de la société, le mémorial du Matin a été de nouveau attribué.

M.. Lhomme, ingénieur général du génie maritime, membre du conseil d'administration, proclama cette récompense, après que l'assemblée eut entendu le rapport de M. Granjon de Lepiney, administrateur délégué, sur l'action de la société. Cette année, dit M. Lhomme, le comité chargé d'attribuer le challenge créé par le journal le Matin, en 19l3, a décidé, à l'unanimité, de le décerner à la ville de Marseille, afin d'honorer les marins qui ont donné tant de preuves de dévouement au cours de la guerre sous-marine qui a sévi particulièrement violente en Méditerranée.

La liste est longue de ces exploits ! C'est le sauvetage du paquebot Portugal, transformé en navire-hôpital, et qu'un sous-marin ennemi torpilla lâchement dans la mer Noire, au mépris des lois de la guerre. Le navire fut coupé en deux. Son équipage organisa le sauvetage, sous les ordres du commandant Duvast, et sa conduite fut magnifique en ces tragiques circonstances. La Ville-de-Rouen, le Karnak, le Balkan, le Djemmah, le Sant'Anna, le Suzette-Fraissinet, La-Dives, Le-Gard, torpillés dans des circonstances aussi odieuses et qui furent victimes des attentats d'un ennemi sans honneur, furent témoins d'actes sublimes de courage et de dévouement. Le vapeur Saint-Servan et le paquebot Ville-de-Tunis sauvèrent deux embarcations contenant l'équipage d'un vapeur torpillé en Méditerranée, par nuit noire. La Ville-d'Alger, La-Nièvre, Le-Chili se distinguèrent dans des circonstances aussi périlleuses.

Au début de la cérémonie, le vice-amiral Touchard épingla lui-même la croix de la Légion d'honneur sur les chandails bleus des patrons Jego (Victor), du canot de l'lle de Groix, et Cavelier (Jules-Léon), dont les actes de dévouement ne se comptent plus.


1922 - LE CONQUET ET MOLENE


Une émouvante et belle cérémonie aura lieu cet après-midi dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A l'occasion de l'assemblée générale de la Société centrale de sauvetage des naufragés, son président, le vice-amiral Touchard, entouré de nombreuses notabilités, remettra des récompenses, prix et médailles d'or, aux plus héroïques des courageux sauveteurs qui, sur les flots, arrachèrent à la mort de nombreuses vies humaines. Le Mémorial dédié par le Matin aux marins sauveteurs de France, fondé en 1913, et attribué chaque année aux sauveteurs marins qui se-sont plus particulièrement distingués, a été décerné, pour 1922, aux groupes réunis du Conquet et de l'île Molène, par le nouveau comité d'attribution composé de MM. de Kerguézec, président, sénateur, président de la commission sénatoriale de la marine ; Lémery, sénateur, président de l'Union navale paritaire ; Granjon de Lépiney, administrateur délégué de la Société centrale de sauvetage des naufragés ; Rondet-Saint, directeur de la Ligue maritime française.

La décision du comité venant glorifier les actes de courage des sauveteurs du Conquet et de l'île Molène sera proclamée au cours de la manifestation d'aujourd'hui. Le Mémorial du Matin, groupe en bronze de Falize, attribué l'année dernière aux marins sauveteurs de la Méditerranée et déposé actuellement à la mairie de Marseille, sera remis solennellement à la municipalité du Conquet au cours d'une cérémonie prochaine.

Plus de cent sauveteurs, auteurs d'actes de courage individuel, recevront le tribut de reconnaissance dû à leur dévouement. Parmi eux, il nous faut citer le jeune Jean Pillon de Saint Servan âgé de 13 ans. Le 22 septembre dernier, le jeune garçon travaillait sur un bateau, amarré sur la Rance. Soudain, il entend un cri : c'est un enfant qui vient de tomber à l'eau et que les flots rapides du fleuve entraînent vers la mer. Jean n'hésite pas. Sans même retirer sa veste, il plonge, rejoint l'infortuné, l'empoigne et, nageant d'une main, le ramène au rivage.

Les « vieux », les vétérans de la mer figurant au palmarès comptent à leur actif de beaux exploits. C'est ainsi que le patron Le Goaster, qui commande, au Conquet, le canot de sauvetage Lieulenant-Pierre-Geruzez, a opéré, en une seule année, cinq sauvetages. Le dernier vaut d'être raconté. Un peu avant l'entrée du port du Conquet se dresse un rocher dangereux qu'on appelle la « Pierre Plate ». C'est contre ce récif qu'un soir où la tempête faisait rage, le sloop Notre-Dame-de-Lourdes était venu se jeter. Le Goaster, laissant les lames enlever son canot, le précipiter contre le rocher, le remporter au loin, puis le rapporter, le rejeter encore, réussit à sauver tous les naufragés.

Parmi ces sauveteurs lauréats, il n'y a pas que des marins. Voici un jeune Parisien authentique, brillant élève d'une école commerciale d'Auteuil, James-Ernest Philippe, âgé de 14 ans, demeurant chez ses parents, restaurateurs, 12, boulevard Barbes. Le 22 septembre 1920, il se trouvait en vacances à Courseulles (Calvados), lorsqu'un baigneur d'une cinquantaine d'années est entraîné vers le large par un courant marin. Deux maîtres-baigneurs cherchent en vain à l'atteindre voyant leurs efforts inutiles, le petit Philippe se jette à la nage, rejoint le malheureux, et, à bout de forces, réussit à le ramener à la côte.


1923 - DIEPPE


Le 7 novembre 1922, une violente tenmpête de nord-ouest balayant les côtes da la Manche, le dundee Gloire-à-Marie manqua l'entrée du port de Dieppe. Aussitôt, poussé par les lames et par le vent, il piqua vers les rochers de la côte, au bas de la falaise. La destruction était certaine. La mort, pour les vingt hommes d'équipage, était proche. Cependant, le canon du sémaphore donnait l'alarme et les maîtres de port faisaient sonner le ralliement. En moins de vingt minutes, le canot de sauvetage Raoul-Guérin était lancé, armé, prêt à marcher. Le patron, Victor Giffart, procédait à l'appel de ses hommes : ils devaient être huit, ils étaient neuf. Un gamin de 15 ans, apprenti mécanicien, s'était fourvoyé parmi eux.

« Que fais-tu là, morveux ? crie le patron. »

Je viens surveiller le moteur, fait le petit qui refuse de débarquer. Et le canot de sauvetage, sortant du port, s'élance à l'assaut des vagues en furie. Il apparaît, disparaît le long des montagnes d'eau. Il pointe droit vers le dundee qui s'est jeté sur les rochers, à moins de 100 mètres de la falaise et qui n'est plus qu'une épave. Il arrive presque à l'accoster, par le travers du milieu. Il jette des câbles. Les naufragés s'en emparent. Six d'entre eux arrivent à passer du dundee dans le canot. Le septième va en faire autant, quand les câbles se brisent. Le canot de sauvetage est, du coup, rejeté au loin.
« Ralliez le remorqueur », commande le patron Giffart.

Il y a, en effet, un remorqueur, le Duquesne, qui se tient à petite distance, hors des brisants. L'idée du patron Giffart est d'abord d'aller remettre au remorqueur ses six naufragés pour alléger son canot, ensuite d'aller y prendre une ancre de rechange pour revenir au secours du dundee. Les hommes comprennent l'idée du patron et manœuvrent comme à la parade. Mais la mer, elle aussi, a compris l'idée du patron et elle redouble de violence et de furie. Une lame, plus monstrueuse que les autres, frappe le canot, l'enfonce par l'arrière et le chavire comme un fétu de paille : sauveteurs et naufragés sont projetés dans les flots. Alors on assiste à l'éternel spectacle de la lutte de la vie contre la mort. Les hommes, jetés à la mer, rassemblent leurs suprêmes forces, se débattent et, au risque d'être vingt fois brisés par les rochers, tâchent de gagner la côte. La côte, c'est la falaise contre laquelle déferle la mer. La côte, c'est aussi un éboulis de terre qui s'est effondré l'été dernier. Les hommes, dans un effort désespéré, nagent vers cet éboulis. La vie est plus forte : ils l'atteignent tous, sauf quatre qui périssent dans la tourmente.

Deux mille personnes, de la jetée, du port, de la falaise, suivaient le terrible drame. Quand elles en eurent vu le premier acte, elles n'eurent qu'une idée : sauver les réfugiés de l'éboulis, sauver les naufragés restés sur le dundee. Deux courageux spectateurs, M. Monnier, habitant Dieppe, et M. Pichard, capitaine au long cours, se portèrent, au péril de leur vie, malgré le danger d'être broyés par la mer contre la falaise, le long de la grève, sur les lieux mêmes du sinistre. M. Pichard arriva au moment même où les naufragés du canot atteignaient l'éboulis il les aida à s'arracher des flots, à escalader la terre et leur donna les premiers soins. M, Monnier fit mieux encore il se jeta à la mer et réussit à atteindre le dundee où, bien que blessé, il réconforta par son exemple les naufragés.


« Courage, enfants, disait-il, le salut viendra. »

Et le salut vint, en effet. Il vint sous forme de cordages que des douaniers jetèrent du haut de la falaise. Ils les jetèrent d'abord aux réfugiés de l'éboulis : un à un, les onze hommes furent hissés au sommet de la falaise. Chacun prenait place dans une barrique, défoncée d'un côté, et à laquelle s'agrippaient les cordages. A la force du poignet et à l'aide de poulies de fortune, la barrique s'élevait dans les airs et franchissait les 45 mètres de hauteur de la falaise. Quand le dernier réfugié eut été hissé, alors M. Pichard se laissa hisser à son tour. Ce que voyant, les douaniers décidèrent de procéder de même façon avec le dundee qui, en bas, sur les rochers, se crevait et s'abîmait de plus en plus.

Par trois fois, des fusées furent lancées du haut de la falaise pour capeler le malheureux bateau. Par trois fois, les fusées manquèrent leur but. Enfin, une quatrième eut plus de chance et une liaison fragile put être établie entre la falaise et le bord du bateau.

« Alors, dit le rapport du capitaine du port, on assista à une merveilleuse application du sauvetage par la bouée-culotte. L'installation fut faite avec une rapidité et une discipline étonnantes puis, toutes les deux minutes, un homme était hissé sur la falaise. Vingt hommes furent hissés ainsi et l'opération fut terminée à midi vingt ; elle avait cependant été retardée par deux péripéties émouvantes. Une première fois le halin de la bouée-culotte se rompit au moment où un homme atteignait presque la falaise, une chute vertigineuse commença, mais elle fut promptement ralentie grâce à la présence d'esprit de celui qui commandait la tension du va-et-vient et à son habileté ; l'homme en fut quitte après un bain pour attendre qu'un hatin neuf fût frappé de nouveau. Quand Monnier fut hissé le dernier, son ascension fut interrompue à mi-hauteur, le halin s'étant engagé derrière lui, et, personne ne restant à bord pour le faire parer, un courageux patron de canot du Crotoy, Alphonse Delaby, se fit descendre dans la barrique jusqu'à Monnier pour couper le filin derrière lui et manqua payer de sa vie cette courageuse action, car la retenue de sa baille se rompant, cette dernière vint battre la falaise avec force, mais ayant résisté au choc, le vaillant sauveteur en fut quitte pour une blessure assez sérieuse à la tête. »

Tel est le récit du naufrage du Gloire-à-Marie et du sauvetage qui fut opéré à Dieppe, le 7 novembre 1922, à onze heures de relevée...

Jeudi prochain, jour de l'Ascension, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, ce récit sera fait avec d'autres non moins émouvants à l'assemblée générale de la Société centrale de sauvetage des naufragés, qui se tiendra sous la présidence de M. l'amiral Touchard.

Et il sera en même temps annoncé que, pour cet exploit, le challenge du Matin sera attribué pour 1922 au port de Dieppe.

Depuis qu'il existe, le challenge a toujours été attribué, par la comité national qui en a la libre disposition (1), a de braves gens pour un acte de bravoure. Tour à tour, Kérity, Saint-Guénolé, Marseille, le Conquet, l'ont eu en dépôt. Mais rarement, il aura récompensé plus magnifique prouesse que celle qui s'accomplit entre terre, mer et ciel, dans ce creux de falaise normande battu par la tempête, en une heure sombre où tout était désespéré, mais où une centaine de braves gens, douaniers, canotiers, guetteurs, simples spectateurs, ne désespérèrent pas et montrèrent que le courage de l'homme peut être plus fort que la colère de la nature.

Stéphane Lauzanne

(1)Le comité est composé de MM. de Kerguézec, sénateur, président de la commission sénatoriale de la marine ; Granjon de Lepiney, administrateur délégué de la Société centrale de sauvetage des naufragés ; Lémery, sénateur, président de l'Union navale paritaire ; Rondet-Saint, directeur de la Ligue maritime française.


1924 - DIEPPE


Chaque année, au printemps, quand le soleil fait éclore les feurs des arbres, il fait aussi apparaître un petit nombre de feuilles vertes sur lesquelles est gravée cette inscription « ANNALES DU SAUVETAGE MARITIME » et qui constituent la plus belle des frondaisons, une frondaison d'héroïsme. Les feuilles vertes de cette année nous rappellent qu'elles en sont à leur cinquante-huitième éclosion, que la Société centrale de sauvetage des naufragés a secouru 1.705, navires en perdition et qu'elle a arraché à la mort 20.063 vies humaines. Elles nous disent aussi ce que, durant les rafales d'automne et les tempêtes d'hiver, les hommes qui veillent sur nôtre frontière de mer et d'océan ont accompli.

Pendant la période hivernale de 1923-1924, quarante-huit fois les canots de sauvetage de France sont sortis et ils ont ramené à terre 57 personnes. En outre, les menus engins et porte-amarre ont sauvé 74 personnes. Au total, 140 existences ont pu être préservées.

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Lequel de ces sauvetages fut le plus admirable ? Tous furent magnifiques. Mais le comité national (1) chargé d'attribuer chaque année le Mémorial du Matin a estimé que trois d'entre eux méritaient d'être particulièrement retenus.

Par trois fois, le canot Georges-et-Maurice, commandé par le patron Postolec, et opérant là-bas, à l'extrême pointe du Finistère, a affronté, cet hiver, des mers démontées. Et, par trois fois, il a ramené dans le petit port de Saint-Nicolas des naufragés sains et saufs. Le 6 octobre 1923, notamment, il est prévenu qu'un bateau de pêche vient de se briser sur les rochers de l'île Baleine et que les trois hommes qui le montaient restent cramponnés après une roche. Il part dans la nuit, alors que le vent fait rage, fouille la mer, explore les récifs et finit par découvrir les trois malheureux. Mais la fureur des flots est telle qu'il ne peut approcher. Il doit attendre que le jour se lève et que la mer soit haute. Il attend dans la tempête que la soleil projette ses premières lueurs sur l'horizon, il accoste la roche, fait embarquer les trois naufragés et réussit même à prendre à la remorque les débris de la barque de pêche...

Le canot Amiral-Lalande, stationné à la Turballe (Loire-Inférieure), n'a pas fait moins. Son patron, dans la nuit du 3 au 4 octobre, entend de terre, dans la nuit, des cris déchirants, lesquels semblent venir du brise-lames, protégeant l'entrée du port. Il va voir ce qui se passe et aperçoit un sloop qui vient de se jeter sur les rochers bordant le brise-lames : son équipage est irrémédiablement perdu, si on ne s'élance pas à son secours. Le canot Amiral-Lalande prend aussitôt la mer, il sort du port, marche droit au brise-lames, parvient au prix d'un effort inouï à accoster le sloop et sauve tous les naufragés. Le lendemain matin, il sauvait aussi le sloop. C'est la tradition de nos marins ne jamais laisser se perdre, sans avoir tout tenté, ni un homme, ni un bateau...

Mais non moins émouvant est l'exploit accompli, le 2 octobre dernier par un chalutier, un simple chalutier, le Kernevel, du port de Dieppe.

Le Kernevel, se trouvant à 15 milles dans l'ouest d'Etaples, est pris dans un soudain et effroyable cyclone. Il va tenter de se mettre à l'abri quand, sur le coup de minuit, entre deux rafales de vent, il voit jaillir à quelques encablures une fusée verte, la traditionnelle fusée de détresse. Près de lui, dans l'ouragan, un autre navire est en train de sombrer. Le Kernevel ne tarde pas à l'apercevoir c'est un grand cargo anglais, l'Ernrix, qui a perdu son hélice et a hissé le signal du code international « J'ai besoin de secours immédiatement ».

Le patron du chalutier français n'a pas un instant d'hésitation. Il répond à l'anglais « Je reste là pour vous». Alors, commence une lutte admirable et émouvante qui se prolonge pendant dix heures. Le chalutier manœuvre sans discontinuer autour du cargo en détresse : il essaye par vingt fois de lui jeter une amarre ou un câble. Vingt fois, il échoue, l'amarre manque son but ou le câble s'engage à faux dans l'hélice.

Enfin, au matin, à 10 h. 30, désespéré, il fait une dernière tentative. Et cette tentative réussit. Un câble d'acier réussit à agripper le cargo. La remorque est établie. On va pouvoir gagner la côte. Mais ici, laissons la parole au capitaine Rouit, patron du chalutier. Rien ne vaut la sécheresse concise d'un rapport de marin : elle est plus éloquente souvent que tous les poèmes.

« Je fais route alors au N. N. W. pour me relever un peu de la côte et finir de régler correctement mes remorques. A 15 heures, le chalutier Cécile qui fait route sur nous depuis le matin à toute vitesse nous rallie et je lui signale de rester près de nous pour nous porter aide en cas de besoin. La machine du Kernevel fatigue beaucoup par suite des emballements consécutifs aux violents coups de tangage.

A 15 h30, je laisse porter sur Dieppe et j'augmente progressivement ma vitesse. Sous l'allure du largue, le pont du Kernevel ne découvre pas, je fais doubler les prélarts des panneaux de cales avec des cuirs à chalut. L'antenne de T. S. F. que nous étions parvenus à rétablir retombe à nouveau. Malgré les coups de mer qui déferlent continuellement sur le pont, l'équipage, sous la direction de l'opérateur de T. S. F., parvient à disposer une installation de fortune. Aussitôt les communications rétablies, craignant de casser ma remorque en passant sur les petits fonds et de manquer mon entrée, je préviens le commandant du port de Dieppe que je compte être sur rade vers 18 heures, tenter de rentrer le bâtiment, et que je le prie de prendre toutes dispositions utiles, que, vu l'état de la mer; il m'est impossible de revenir vent debout. A 17 heures, le reçois un radio du commandant du port m'informant que le canot de sauvetage est sorti pour me porter aide si besoin est. La mer était si grosse à la côte que, si la remorque avait manqué, le cargo n'aurait jamais pu tenir sur sa seule ancre.

A 18 heures, je donne dans les passes, et malgré les violentes embardées du cargo sur la barre, je parviens à enfiler le chenal sans toucher.

A 18h30, je remets le navire entre les mains du commandant du port, à l'entrée du bassin, mi-marée.

Je tiens à signaler la belle conduite de mon équipage qui, pendant vingt heures consécutives, malgré les circonstances particulièrement pénibles et périlleuses, a fait preuve de la plus grande énergie. Le patron du chalutier Kernevel, Roult.

Peut-on imaginer récit plus .simple et plus héroïque ?

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Le comité national n'a pas eu plus d'hésitation que n'en avait eu le patron Roult.

A l'unanimité, il a décidé que le Mémorial du Matin, destiné à récompenser l'acte le plus valeureux de sauvetage, qui aurait été accompli dans le courant de l'année précédente, serait cette fois encore attribué au port de Dieppe. L'été dernier, quand nous remîmes au maire de Dieppe le groupe de Falize, nous lui rappelâmes que sa ville portait, elle aussi, dans ses armes, une frégate éternellement battue par les flots de la mer et qui ne sombre jamais. Et. nous ajoutâmes « A votre port et à votre cité, berceaux de lutte, de courage, de patriotisme, nous remettons ce morceau de bronze. En le leur remettant, nous le remettons, en nous inclinant très bas, à toute notre chère et glorieuse Normandie. ».

Mieux encore : en le décernant à nouveau à la Normandie, nous le décernons à ceux qui incarnent l'héroïsme de tous les marins sauveteurs de France.

Stéphane Lauzanne.

(1) Ce comité est composé de MM. de Kerguézec, sénateur, président de la commission sénatoriale de la marine ; Granjon de Lepiney, administrateur délégué de la Société centrale de sauvetage des naufragés ; Lémery, sénateur, président de l'Union navale paritaire ; Rondet-Saint, directeur de la Ligue maritime française.


1925 - ARCACHON


Et voici qu'une fois de plus, comme à chaque printemps, tandis que les arbres reçoivent leurs feuilles vertes, nous recevons la brochure verdoyante de la Société centrale de sauvetage, des naufragés. Elle nous rappelle qu'un hiver encore s'est passé, que la fureur des éléments s'est encore abattue pendant six mois sur les côtes de France, qu'il y a encore eu des tempêtes, des sinistres, des victimes et des héros. La Société, qui depuis sa fondation, a secouru 1725 navires et sauvé 20.323 vies humaines, a, pendant l'automne et l'hiver derniers, redoublé d'effort et d'énergie. Trente et une fois, par les rafales les plus atroces, ses canots sont sortis et ont ramené à terre 88 personnes. En outre, les menus engins et porte-amarres ont sauvé 60 personnes. Au total, 148 existences ont été préservées.

Lequel de ces sauvetages fut le plus admirable ? Tous furent magnifiques. Mais le comité national (1) chargé d'attribuer chaque année le Mémorial du Matin a estimé que l'un d'entre eux méritait d'être particulièrement récompensé.

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Le 22 septembre 1924, vers 7 heures du matin, le sloop Gisses croisait à l'intérieur des passes du bassin d'Arcachon. Au large soufflait avec véhémence, une bourrasque épouvantable. Elle était tellement épouvantable que, le patron Darrelatour allait donner l'ordre de rentrer, quand un de ses hommes lui signala :

« Epaves à bâbord ! »

S'il y avait des épaves, c'est, qu'il y avait un naufrage. Justement, trois embarcations étaient sorties au petit jour et on n'en apercevait aucune à la surface de la mer démontée. Un malheur serait-il arrivé à l'une des trois ?

Le patron Darrelatour n'a pas une hésitation et il commande :

« Droit sur la passe ! »

C'est-à-dire droit sur la tempête, droit sur la mort.

Le sloop obéit et bondit sur les vagues. Il n'a pas fait deux cents mètres qu'un cri de détresse, plus fort que le mugissement de la rafale, déchire l'air. Un être humain apparaît dans un remous. Il est désespérément accroché après une épave et hurle :

« A moi ! Au secours ! »

On lui jette une bouée. Il s'y cramponne. On le ramène à bord du sloop. On l'interroge. Il dit qu'il appartient à la Claire-Victoria, un des trois bateaux qui sont sortis le matin et que son embarcation a chaviré dans la tempête avec les dix hommes qui la montaient. « Les autres, fait-il d'un geste vague, sont là. »

S'ils sont là, il faut les trouver et les sauver. Alors commence une lutte effroyable et acharnée du petit sloop contre les grandes vagues. Pendant une heure, il bataille contre elles. Il fouille les replis, des flots déchaînés. Il interroge les bouillonnements d'écume. Par trois fois, il aperçoit des hommes se débattant dans la tempête, criant au secours. Par trois fois, il recueille ces malheureux, ayant chacun déjà sur leur visage la griffe de la mort. L'un d'eux, patron de la Claire-Victoria, est même à demi asphyxié et a perdu connaissance : ce n'est qu'au prix d'efforts inouïs qu'on peut le hisser sur le sloop.

« Les minutes d'une pareille heure sont longues, écrit le chef du service de l'inspection et chaque homme de l'équipage risquait sa vie : quand on frôle par mer démontée les brisants de la barre d'Arcachon avec une embarcation chargée de matériel de pêche, on frôle aussi la mort. »

Cependant, ce n'est que quand tout espoir de retrouver encore des survivants fut perdu, que le patron Darrelatour donna l'ordre de rentrer au port. Sans lui, sans ses hommes, ce n'est pas six vies humaines que la mer eût englouties, c'est dix.

Aussi bien le patron Darrelatour n'en est pas, en fait d'héroïsme, à son coup d'essai. En 1913, il a déjà arraché au gouffre six hommes ; en 1915, sept ; en 1924, trois. C'est un récidiviste du sauvetage.

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Tel est le récit de l'exploit qui s'accomplit en baie d'Arcachon, le 22 septembre 1924.

Le dimanche 17 mai prochain, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, ce récit sera fait avec d'autres non moins émouvants a l'assemblée générale de la Société centrale de sauvetage des naufragés, qui se tiendra sous la présidence de M. l'amiral Touchart il sera en même temps annoncé que, pour, cet exploit, le challenge du, Matin sera attribué en dépôt pour 1925 au port d'Arcachon.

Depuis qu'il existe, le challenge a toujours été attribué à de braves gens pour un acte de bravoure. Tour à tour, Kérity-Saint Guénolé, Dunkerque, Marseille, le Conquet, Dieppe, l'ont eu en dépôt. Il était juste qu'il allât reposer pendant un an aux bords des flots de l'Atlantique, là-bas près de ce bassin dont les eaux paisibles se déchaînent souvent en de terribles colères, mais où le courage des hommes est plus fort que la rage de la nature.

Stéphane Lauzanne.

(1) Ce comité est composé de MM 'de Kergriézec, sénateur, président de ïa commission sénatoriale de la marine Crânien de LeDiney, administrateur détêgué de' la Société ceotrale de sauvetage des naufragés Léinery, sé- nateur, président de .l'Union navale paritaire Roridet-Saint, directeur de, ligue maritime française.


1926 - KERITY ET ST PIERRE EN PENMARC'H

Voici revenue l'époque de l'année où cette admirable institution qui s'appelle la Société centrale de sauvetage des naufragés, tient ses grandes assises. Le 16 mai prochain, elle rappellera au public accouru dans l'amphithéâtre de la Sorbonne que quatre saisons encore sont passées, que la fureur des éléments s'est encore abattue, été comme hiver, sur les côtes de France, qu'il y a encore eu des tempêtes, des sinistres, des victimes et aussi des héros. Au cours de l'année 1925, vingt-six navires ont été secourus et trois cents vies humaines ont été préservées grâce aux canots de la Société. Tous les sauvetages accomplis ont été admirables. Mais l'un d'entre eux a été plus particulièrement magnifique parce qu'il a eu lieu dans le drame le plus affreux. C'est celui-là que le comité national (1) chargé d'attribuer chaque année le Mémorial du Matin, a décidé de récompenser. Et c'est celui-là que je voudrais vous conter.

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Il faisait, au matin du 23 mai [925, un temps radieux à la pointe de Penmarch. Le soleil brillait dans le ciel, éclaboussant, la mer de ses rayons. Et les bateaux de pêche de la côte, depuis Audierne jusqu'à Guilvinec, arborant leurs voiles blanches, étaient tous sortis au large.

Les colères de la nature suivent le près ses sourires. Vers onze heures, une forte brisé se levait du sud, tachant d'écume la mer lisse. A midi, la brise devenait tempête et le vent soufflait avec une rage atroce. Du sémaphore de Saint-Pierre, la jumelle à l'œil, le guetteur regardait se dérouler le drame, inouï dans sa rapidité. Attentif, il suivait le mouvement des barques qui, fuyant devant l'ouragan, tâchaient de regagner le port. Soudain, au large, à proximité de la tourelle de la Jument, il vit nettement un bateau de pêche, le Saint-Louis, chavirer, et les cinq hommes qui le montaient disparaître dans les flots. Alors, il hissa le pavillon noir et tira deux coups de canon. L'alarme était donnée. Des deux ports voisins, de Saint- Pierre-de-Penmarch et de Kérity- Saint-Guénolé, deux canots de sauvetage s'élancèrent. Ils ne portaient pas leur équipage réglementaire, car les canotiers titulaires, vu le beau temps, étaient, la nuit, partis à la pêche. Le canot de Saint-Pierre, le Léon-Dufour, comprenait sept volontaires sur douze et le canot de Kérity, Comte-et-Comtesse-Foucher, en comprenait quatre sur douze. Les femmes elles mêmes étaient entrées dans l'eau jusqu'à la ceinture pour pousser les chariots à la mer. En Bretagne, quand il s'agit de courir à la mort, il n'y a ni sexe, ni âge, ni règlement.

Partis de deux points différents, les deux canots se rejoignirent non loin de la tourelle de la Jument. Le Léon-Dufour prit la tête ; le Comte-et-Comtesse-Foucher marchait dans ses eaux. Aussi longtemps qu'ils furent tant soit peut protégés par les récifs, les sauveteurs manièrent à peu près leurs canots mais, ayant franchi la dernière passe, celle de Men-Laou ils se heurtèrent soudain; à la mer déchaînée, à la mer en furie. Alors, ce fut bref et atroce. Une première et formidable lame souleva le Léon-Dufour par l'avant, le dressant verticalement en l'air et le vidant de tout son équipage ; une seconde et effroyable lame assaillit le Comte-et-Comtesse-Foucher par tribord et le fit rouler sur lui-même, jetant à la mer tous ses canotiers. En moins d'une minute, il n'y avait plus que deux embarcations privées de direction, flottant au gré des vagues, et vingt-quatre pauvres êtres humains se débattant dans le gouffre affreux. Un miracle seul pouvait les sauver. Le miracle allait se produire. 

Deux barques de pêche de Penmarc'h, l'Arche-d'Alliance, patron François Larnicol et le Gérald-Samuel," patron Le Gall ayant fui l'ouragan, mouillaient à l'abri, de l'entrée du chenal quand elles aperçurent la tragédie. Elles n'hésitèrent pas une seconde, ni l'une ni l'autre. Elles venaient d'échapper à la mort, mais la mort frappait tout près : elles allaient marcher à sa rencontre pour la faire reculer.

Le patron Larnicol, avec son Arche-d'Alliance, fut le premier sur le lieu du sinistre. Il vit avant toutes choses un être humain désespérément accroché après un cordage : c'était le sous-patron Coïc, du Comte-et-Comtesse-Foucher, s'agrippant à son canot. Il s'élança vers lui.

« Non, fit Coïc, moi je tiens. Va prendre ceux qui sont plus loin et qui hurlent au secours. »

Larnicol obéit et hissa dans sa barque cinq naufragés, épuisés et transis. Ce n'est qu'après qu'on sauva Coïc.

Quant au Gérald-Samuel, marchant à l'escalade des vagues en furie, il se dirigera droit sur le mat du canot Léon-Dufour, émergeant du gouffre comme un piquet le ralliement. Trois malheureux s'étaient accrochés après ce mât : on commença par les recueillir, puis on en recueillit d'autres qui se débattaient dans le gouffre tout autour, dont un, le canotier Tanniou, l'oeil déjà vitreux, l'écume aux lèvres allait s'enfoncer pour toujours dans l'abîme. Il mourut quelques minutes plus tard dans la barque, mais son corps du moins fut arraché aux flots. En tout, sur les vingt-quatre hommes qui montaient le Comte-et-Comtesse-Foucher et le Léon-Dufour, neuf furent sauvés et deux cadavres furent ramenés à la terre, qui les recouvre pour toujours.

« C'est, écrit la Société centrale de sauvetage des naufragés, le sinistre le plus terrible que nous ayons eu à enregistrer depuis notre création. C'est aussi le drame où la plus grande somme de courage aura été dépensée pour braver la mort. »

Il est juste de constater que le drame à ému la France entière et de toutes parts, des moindres ports de nos côtes, les témoignages d'admiration et de sympathie ont afflué vers Penmarc'h. Et, le 15 août dernier, M. Daniélou, envoyé par le gouvernement, se rendait à la pointe de Bretagne pour remettre la croix de la Légion d'honneur aux patrons Le Gall et Larnicol, ainsi que pour l'accrocher à la poitrine de cet héroïque Coic, qui criait « Moi, je tiens encore. Prenez ceux qui sont plus loin.» Le Mémorial du Matin ne sera qu'un tribut ajouté à tous les autres.

Depuis qu'il existe, ce Mémorial a toujours été attribué de braves gens pour un acte de bravoure. Tour à tour Kérity-Saint-Guénolé, Dunkerque, Marseille, le Conquet, Dieppe, Arcachon, l'ont eu en dépôt. Mais relisez cette liste et méditez-en les noms vous y verrez que la première fois que le challenge alla récompenser les héros de la mer, ce fut pour aller se poser à Kérity-Saint Guènolé, à cette extrême pointe de Penmarc'h, où il va retourner cet été. Quel cycle émouvant. Et quelle terre admirable que cette terre de Bretagne, déchirée par les flots, balayée par les vents, mais où la rage de la nature n'arrive pas à faire fléchir le courage des hommes et où le granit des rochers n'entame pas le granit des âmes.

Stéphane Lauzanne

(1) Ce comité est composé de MM. de Kerguézec, sénateur, président de la commission sénatoriale de la marine ; Granjon de Lepiney, administrateur délégué de la Société centrale de sauvetage des naufragés ; Lémery, sénateur, président de l'Union navale paritaire ; Rondet-Saint, directeur de La Ligue maritime française.


1927 - HONFLEUR


Le 18 juillet 1926 était jour de fête à Honfleur : on y inaugurait le nouveau canot à deux moteurs de la Société centrale de sauvetage des naufragés,L'Alphonsine-Emilie. Des drapeaux claquaient au vent, un arc de triomphe avait été dressé, un chasseur de sous-marins tirait des salves, les autorités discouraient. Enfin, le curé-doyen procéda au baptême et le canot, que montait son patron, le Brave Paul Gouley, dont la poitrine est barrée du ruban rouge, quitta sa cale et au milieu des acclamations s'élança sur les eaux du port.

Les dernières rumeurs de la foule étaient à peine éteintes qu'un gendarme accourut hors d'haleine. Le commissaire, dit-il, vient de recevoir un coup de téléphone. Là-bas, au large de Villerville, un canot est en détresse avec cinq jeunes gens.

C'est bien, répondit le patron Gouley, on y va.

Et le bateau de sauvetage, le beau bateau tout neuf qu'on venait de couvrir de fleurs, marche, droit à la tempête avec son équipage encore en habits de fête. C'était une vilaine tempête de sud-est qui dressait en furie les vagues de la baie. Mais l'Alphonsine-Emilie qui, l'instant d'avant, avait reçu !e baptême de Dieu, ne craignait pas les pires assauts du diable. Il eut vite fait de découvrir le canot complètement coulé et qui n'avait plus qu'un être humain à bord. Un bachot, envoyé de la côte arrivait en même temps. L'Alphonsine-Emilie aida le bachot à sauver l'homme qui allait mourir et le canot qui allait disparaître. Puis, ayant procédé à son premier sauvetage, deux heures après sa première apparition sur mer, il rentra paisiblement à Honfleur comme un brave bateau ayant eu une première journée bien remplie.

Douze jours plus tard, le 30 juillet, vers 21 heures, nouvelle alerte. Cette fois, c'est un yacht de plaisance qui est en danger devant, Villerville et fait des signaux de détresse. La mer naturellement est encore démontrée et la nuit est noire.

L'Alphonsine Emilie s'élance avec son équipage. A l'aide du projecteur on parvient à s'orienter et, au nord de Pennedepie, on découvre le yacht en perdition. C'est un bâtiment espagnol, le Triton, appartenant au marquis de Casa-Valdès, délégué de la Croix-Rouge d'Espagne. Il a une douzaine de mètres de long et trois hommes à bord. Il erre au gré des flots, poussé par le vent qui donne dans une misérable voile de fortune. En quelques minutes, le sauvetage est opéré l'AIphonsine-Emilie prend tout simplement le Triton à la remorque et ramène bateau et son équipage en sécurité dans l'avant-port de Honfleur. Le 22 août, nouvelle sortie et nouveau sauvetage d'un homme jeté à la mer par la tempête. Le 25 octobre, quatrième sortie. Mais ici. laissons dans son laconisme qui est parfois plein d'éloquence parler le rapport officiel :

Le lundi 25 octobre 1926, par très fort vent de N.-O., la chaloupe de pêche portant le n° 123 et dénommée Christiane-Alice, du port de Honfleur, patron Guérard (Maurice) et Fiquet (Germain), matelot, était échouée depuis trois heures de l'après-midi à 200 mètres environ à l'est de l'entrée du port. Vers le soir, à la marée montante, le vent redoubla de violence, un orage éclata sur Honfleur, déchaînant tonnerre et éclairs. Quatorze bateaux de pêche de ce port avaient dû rallier celui de Berville pour s'y mettre à l'abri. A 9 heures, la chaloupe n'avait pu encore reprendre flot et la mer était de plus en plus démontée.

Le patron Gouley, en observation sur la jetée de l'ouest, devant l'impuissance des marins en péril et leurs signaux de détresse donnés par des torches, le bateau étant submergé et talonnant fortement, réunit son équipage. La marée étant suffisamment haute, le canot de sauvetage à moteur Alphonsine-Emilie fut lancé et prit le large à 9h30 du soir:

La tempête sévissait dans des conditions peu ordinaires, a tel point que, par un coup de mer, le canot fût déporté de plus de 40 mètres.

Les sauveteurs éprouvèrent des difficultés a se diriger vers l'embarcation à sauver : celle-ci se trouvait dans les brisants et le canot de sauvetage dut mouiller pour pouvoir en approcher.

Après une heure et demie de travail, l'Alphonsine-Emilie put enfin mettre à bord les deux matelots du 123 qui lui-même fut pris à la remorque pour rentrer à Honfleur. A plusieurs reprises, des paquets de rner ont submergé le canot de sauvetage qui s'est immédiatement vidé par ses soupapes.

Et c'est parce qu'elle a fait tout cela et bien d'autres choses encore – car ayant que l'Alphonsine-Emilie fût née en juillet, son équipage avait déjà, en janvier, accompli des prouesses – que la station de Honfleur vient de se voir attribuer le Mémorial du Matin pour 1926. Depuis, qu'il existe, ce Mémorial a toujours été attribué à de braves gens pour un acte de bravoure. Tour à tour, St Guénolé, Dunkerque, Marseille, le Conquet, Dieppe, Arcachon, Penmarch l'ont eu en dépôt. Mais, cette fois, ce n'est pas un acte de bravoure seulement qu'il s'agit de récompenser c'est une série ininterrompue d'exploits. La mer, dans la baie du Havre, ne se lasse pas de vouloir engloutir hommes et bateaux ; l'équipage de Honfleur, elle, ne se lasse pas de sauver bateaux et hommes et de les arracher au gouffre.

Dans cette lutte presque quotidienne d'une poignée de héros contre la colère aveugle de la nature, le matériel joue son rôle de défense. Et, dans les rapports adressés à la Société de sauvetage, on lit sans cesse cette phrase, qui revient comme un leitmotiv « Notre canot s'est ,merveilleusement comporté. » « Notre matériel moderne nous a permis d'obtenir un beau résultat. » Ainsi, la lutte contre la mort se perfectionne chaque jour elle a ses engins, son outillage, sa technique. Mais il va une chose qui n'est point perfectible, car depuis toujours elle a atteint, chez nos marins, le maximum de la perfection c'est le culte du sacrifice, le sens du dévouement, le courage tranquille devant la mort. Les hommes de Honfleur l'ont au même degré sublime que les hommes de la pointe de Bretagne ou les hommes de toutes nos côtes. Le morceau de bronze qui, pendant un an, va leur être confié, n'est qu'un faible hommage rendu à la vaillance de leur coeur et à l'abnégation de leur âme.

Stéphane Lauzanne.

(1). Le comité national, qui est chargé de l'attribuer est composé de MM. de Kerguézec, sénateur, président de la commission sénatoriale de la marine ; le commandant Le Verger, administrateur délégué de la Société centrale de sauvetage des naufragés ; Lémery, sénateur, président de l'Union navale paritaire ; Rondet-Saint, directeur de la Ligue maritime française.'


1928 - QUIMPER


Et voici qu'une fois de plus, selon une pieuse tradition, le Matin doit parler à ses lecteurs de tous les actes d'héroïsme qui s'accomplirent, l'an dernier, sur les côtes de Méditerranée, de Manche, d'Atlantique. Car, de même qu'à chaque printemps les arbres reçoivent leurs feuilles vertes, de même nous recevons, nous, la brochure verdoyante de la Société centrale de sauvetage des naufragés : Elle nous rappelle qu'une année encore s'est passée, que la fureur des éléments s'est encore abattue aux mauvais jours sur nos rives et nos ports, qu'il y a encore eu des tempêtes, des sinistres, des victimes et des héros.

La Société qui, depuis sa fondation, a secouru 1.825 navires et sauvé 21.087 vies humaines, a, pendant 1927, redoublé d'effort et d'énergie. Soixante-trois fois, par les rafales les plus atroces, ses canots sont sortis et ont ramené à terre 96 naufragés. En outre, les menus engins et porte-amarre ont sauvé 104 personnes. Au total, 200 vies humaines ont été préservées.

Habituellement, le comité national (1) chargé d'attribuer chaque année le Mémorial du Matin, cherche à discerner parmi tous les plus admirables sauvetages quel fut le plus admirable – en tout cas, quel est celui qui fut le plus digne d'être récompensé. Cette année, il a dû y renoncer. Tous les sauvetages accomplis étaient héroïques, aucun ne l'était plus particulièrement qu'un autre. Alors, le comité ne pouvant faire un choix, s'est rabattu sur le nombre. Il a recherché quel était le département de France ou la liste des exploits était la plus longue et il a décidé que le Mémorial serait attribué au chef-lieu. de ce département.

Du travail comparatif auquel on s'est livré, il résulte que ce département est celui du Finistère. A la ville de Quimper sera donc confiée, pour la durée d'une année, la garde du grand challenge de bronze.

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Quelle liste, admirable et cruelle, que celle que peut produire le Finistère en matière de sauvetages maritimes !

L'Aber-Wrach, 25 février 1927. Un vapeur en perdition est signalé à 5 milles à l'ouest. Le canot Madeleine est mis immédiatement à l'eau et, aidé du canot de sauvetage de Portsall, recueille l'équipage du vapeur qui coule. Au total, 25 hommes arrachés à la mort.

Camaret, 31 mars 1927. Tempête affreuse. Un dundee de Douarnenez a chassé sur ses ancres et est venu s'abîmer contre un caboteur. Les bordées s'arrachent, les plats-bords sautent, les vergues se brisent. La catastrophe est affaire de minutes. Sort le canot de sauvetage Amiral-Rivet conduit par le patron Morvan. La tempête redouble de rage. Mais le patron crie à ses hommes « Allons ! les gars, mettez-vous aussi en colère ! » Finalement on jette un bout de grelin au dundee et l'équipage parvient à embarquer sur le canot. Au total, 19 hommes retirés du gouffre.

L'île Molène, 7 avril, 3 heures du matin. Un cargo, dans la nuit, lance des fusées de détresse. La chaloupe de sauvetage Coleman s'élance. Elle trouve le cargo échoué par l'avant sur un rocher, tandis que son arrière touche une autre roche. On est en pleins brisants. N'importe ! La chaloupe lance une amarre à bord, par-dessus les vagues en furie, et installe un va-et-vient par lequel tous les hommes du cargo peuvent passer et tous être sauvés. Ces hommes étaient 20. Encore 20 vies préservées.

Saint Guénolé, 28 juillet. Un canot de pêche entrant dans le port est chaviré par une lame et son équipage est précipité à la mer. Aussitôt le canot de sauvetage Maman-Poydenot est mis, l'eau et. moins de quinze minutes après, est sur le lieu du sinistre. « La passe, dit, le rapport, présentait les plus grands dangers et il fallait un grand courage aux canotiers pour s'y engager. » Mais les canotiers avaient le courage. Ils restèrent une demi-heure dans la passe et sauvèrent tout ce qu'il y avait à sauver. Encore 3 hommes ramenés à terre.

Argenton, 10 novembre. Un dundee langoustier, dont le moteur ne manœuvre plus, dérive très vite par mer houleuse et menace d'être jeté à la côte. Déjà il talonne sur des rochers. Pas une minute n'est à perdre. Pas une minute non plus n'est perdue et le canot de sauvetage Henri-Munier arrive à dégager le dundee au moment,où il fait eau de toutes parts. Encore 20 hommes saufs.

Mais ce ne sont là que des exploits principaux. Il y en a d'autres qu'on ne peut citer en détail. Il y a aussi tous les drames isolés où le canot de sauvetage de la Société n'a pu accourir et où des témoins ont, fait merveilleusement leur devoir, repêchant ici deux marins qui se noyaient, ramenant là des femmes que la vague avait emportées, aidant ailleurs un bateau de pêche à regagner son port. Aussi bien, voici, d'après le bulletin même de la Société centrale de sauvetage des naufragés, la liste de toutes les stations héroïques, avec les dates où elles remportèrent leur victoire sur la mort

AUDIERNE. 6 février, 23 septembre 1927.

ARGENTON. 25 février, 26 septembre, 10 novembre 1927.

CAMARET. 31 mars 1927.

LE CONQUET. 17 janvier, 14 juillet, 19 août 1927.

DOELAN. 14 septembre 1927.

DOUARNENEZ. 29 janvier 1927.

LES GLENANS. 26 décembre 1926

GUILVINEC. 27 avril, 18 juin 1927

L'ABER-WRACH. 25 février 1927

LESCONIL. 6 février, 16 mars, 27 juin, 7 août et 17 septembre 1927.

L'ILE MOLÈNE. 9 mars, 7 avril, 6 juin, 28 août 1927.

PORTUSVAL. 1 avril 1927.

SAINT-GUÉNOLÉ. 28 juillet 1927.

ILE DE SEIN. 26 février 1927.

Faites le compte : 14 ports, 27 exploits. Plus de cent êtres humains sauvés.

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Et c'est parce qu'ils ont fait tout cela que les hommes du Finistère avaient droit à ce que le Mémorial du Matin leur fût attribué. Depuis qu'il existe, ce mémocial a toujours été attribué à de braves gens pour honorer leur bravoure. Tour à tour Kéritry-Saint-Guénolé, Dunkerque, Marseille, le Conquet, Dieppe, Arcachon, Penmarch, Honfleur l'ont eu en dépôt. Mais relisez cette liste et méditez-en les noms vous y verrez que, par trois fois déjà, le challenge alla célébrer les exploits des marins bretons. Il va retourner pour la quatrième fois, cet été, en Bretagne, dans la capitale même de l'ancien comté de Cornouaille. Peut-on imaginer cycle plus émouvant ? Périodiquement, le groupe de bronze que tailla le ciseau du maître orfèvre Falize revient ainsi sur cette pointe extrême de la terre de France, déchirée par les flots, balayée par les vents, mais où le granit des rochers n'a pas de prise sur le granit des âmes.

Stéphane Lauzanne


(1) Le comité est composé de MM. de Kerguézec, sénateur, président de la commission sénatoriale de la marine ; le commandant Le Verger, administrateur délégué de la Société centrale de sauvetage des naufragés ; Lémery, sénateur, président de l'Union navale paritaire ; Rondet-Saint, directeur de la Ligue maritime française.